Dans la longue liste des histoires qu’il vaudrait peut-être mieux taire, figure celle de Leroy Dawkins.
Né en 1967 à Dark Springs, rien ne le prédestinait à devenir un célèbre écrivain. À l’origine de sa renommée : l’histoire extraordinaire qui avait bercé son enfance, celle d’un fils comme un autre dans la petite ville de l’état de Washington.
Pourtant, à l’aube de son cinquantième anniversaire, Roy revint dans cet endroit qui l’avait vu grandir, loin de New York et des paillettes. Loin de la célébrité et des artifices.
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Roy observait la route avec attention, la paume de ses mains fermement cramponnée sur le cuir du volant. Il avait beau se souvenir de chaque détail concernant le trajet qui menait aux portes de la ville, elle lui était à la fois familière et étrangère.
L’étrange moiteur de la fin de l’été donnait à l’air du soir quelque chose de réconfortant, alors que la lumière des phares tirait la forêt de sa noirceur habituelle.
Parfois, au détour d’un virage serré, il sentait poindre une vague inquiétude qui s’évanouissait systématiquement dès qu’il retrouvait le confort d’une ligne droite. L’appréhension n’était jamais loin sur ces routes de campagne.
L’autoradio déversait, dans les enceintes de la Taurus de location qu’il avait récupérée à l’aéroport, un tube rétro d’un groupe de rock à la mode dans les années quatre-vingt.
Le téléphone portable posé devant le levier de vitesse se manifestait de temps en autre pour lui rappeler qu’aucun réseau ne lui était accessible. Lui qui n’avait pour ainsi dire pas quitté le confort des grandes métropoles depuis longtemps se sentait légèrement démuni en l’absence d’une couverture parfaitement stable.
Il était presque minuit lorsqu’il distingua au loin les lumières de la ville. Le château d’eau lui sembla plus éclatant que dans ses souvenirs ; ainsi illuminé par de puissants projecteurs, il était un phare dans la forêt de conifères couvrant les chaînes de montagnes qui encerclaient la commune.
Dark Springs se trouvait nichée au cœur des rocheuses du grand Ouest américain. Malgré les souvenirs qui affluaient, seule la tristesse de l’événement qui avait requis sa présence demeurait dans son esprit.
Il inspira profondément en dépassant la pancarte blanche annonçant son entrée dans la ville et reconnut immédiatement la courbe de la route coincée entre le lac et la voie ferrée.
Roy songea à son épouse restée seule à Manhattan et à ses enfants. Aucun d’eux n’avait jamais posé un pied sur le sol de cette ville dont il était le seul à avoir arpenté l’asphalte avant de s’enfuir aussi loin qu’il le pouvait.
La voiture ralentit près du poste de police ; le bâtiment de briques grises était devancé par un parking longeant la route principale où stationnaient trois véhicules de patrouille. À cette heure, il ne s’attendait pas à ce que son ami d’enfance - devenu le shérif de la ville - soit encore présent, mais il avait eu envie de rencontrer une figure familière avant de récupérer la clé de sa chambre au Lamson Motel.
Sans se presser, il ralentit et gara sa voiture sur l’une des places réservées aux visiteurs puis coupa le moteur. Après avoir remonté la vitre, il s’extirpa avec agilité du véhicule à peinture métallisée.
L’air embaumait d’une douce odeur de sous-bois, étrange mélange de cèdre et d’humidité qui provoqua un élan de nostalgie. Quelques souvenirs depuis longtemps oubliés refirent surface et il ferma les yeux pour les contempler de nouveau.
Roy s’inventa un millier d’excuses pour ne pas être revenu à Dark Springs depuis qu’il en avait terminé avec le lycée. À la nostalgie s’ajouta un étrange mélange aux saveurs de regret qu’il chassa pour ne pas se laisser submerger.
Lorsqu’il passa la double porte du bureau du shérif, il fut accueilli par une femme au regard inquisiteur et à la figure amère. Les lèvres pincées, elle lui faisait vaguement penser l’un des personnages de son dernier roman et s’en amusa.
Elle toussota avec distinction comme pour lui rappeler que les convenances lui imposaient à lui, le visiteur, de se présenter.
« Bonsoir, dit Roy avec quelque appréhension injustifiée. Je…
— Bonsoir, monsieur, répondit la femme avant de plonger le nez dans sa paperasse.
— Oui… Je souhaiterais voir le shérif Milestone… S’il vous plaît.
— Et qui le demande ? » s’enquit-elle en rehaussant sa paire de lunettes à monture d’écaille sur son nez un peu trop fin.
Roy réfléchit quelques secondes, mais rien de ce qui lui vint ne seyait à la conversation ; du moins, s’il voulait voir sa requête aboutir.
« Je suis une connaissance de Jeff », affirma-t-il avec davantage de conviction.
Elle soupira en griffonnant quelques notes sur le papier qui se trouvait devant elle, regarda l’horloge placée au-dessus de la porte d’entrée comme s’il n’existait pas puis souffla encore.
Voyant que le visiteur inattendu ne prenait pas la direction des bureaux, elle releva la tête, le regard plein de mépris et lui indiqua de suivre le couloir vers la gauche.
« Merci, bonne soirée, chère madame… »
Elle ne releva pas l’ironie dans le ton sa voix et se concentra de nouveau sur sa tâche.
Roy suivit le corridor aux murs chocolat, ses pas étouffés par la moquette désuète qui recouvrait le sol. Çà et là, des cadres accueillant les photographies monochromes des équipes qui s’étaient succédé dans le bureau parsemaient les murs de morceaux d’histoire.
Il ne reconnut aucun visage, mais le cliché de l’année 1967 retint toute son attention ; son père y figurait en bonne place, entouré de ses deux adjoints et d’une jeune femme dont le sourire éveilla le sien.
Il ne s’était pas vraiment attendu à les retrouver là, heureux comme dans ses lointains souvenirs d’enfant.
« Roy Dawkins ! Ça alors ! »
Brusquement tiré de ses songes par un quinquagénaire à l’allure bonhomme et au crâne dégarni, le visiteur inspira avec nostalgie et lui rendit son sourire.
« Ça fait bien dix ans que je ne t’ai pas vu ! s’enhardit le shérif.
— La dernière fois, tu avais des cheveux, répondit-il sur le même ton.
— Oh, alors je crois qu’on peut multiplier ça par deux ! »
Le visiteur fit quelques pas et ils eurent une lente accolade à laquelle Roy n’était plus habitué. Les gens à New York -et plus largement dans le monde- étaient bien plus distants ; même si l’amitié et la bienveillance demeuraient, elles s’exprimaient différemment. Ils se contentaient généralement d’une franche poignée de main.
« J’ai appris la nouvelle… Tu as tout mon soutien ! Les gars et moi, on sera là.
— Je te remercie, lui répondit-il en dissimulant la chape de plomb qui s’était brusquement abattue sur lui. Comment va Marjorie ?
— Elle s’occupe de nos petits-enfants. Hélène travaille beaucoup depuis que Jack l’a quittée. »
Roy eut un sourire compatissant pour son ami d’enfance. Le shérif éteignit la lumière de son bureau et hurla à l’attention de son second qui se balançait sur sa chaise dans la pièce adjacente.
« Tu gardes la maison Connor, et tâche de ne pas dormir pendant ton service.
— Oh Shérif, c’est arrivé qu’une fois et…
— Je ne t’ai pas demandé de te justifier. Contente-toi de faire ton boulot. »
Roy vit le jeune adjoint à la chevelure blonde gominée grimacer tandis que Jeffrey l’accompagnait d’une tape dans le dos. Tous deux quittèrent le bureau après un bref salut à la secrétaire qui rangeait elle aussi ses effets personnels ; Roy la trouva plus aimable, mais il comprit que son changement d’humeur n’était dû qu’à la présence du shérif à son côté.
« Tu devrais venir à la maison un de ces soirs. Ça ferait plaisir à Marjorie de te revoir.
— Compte sur moi, répondit-il distraitement.
— En attendant, je crois que le bar où on allait gamins est ouvert jusqu’à deux heures. »
Il était vrai que durant leur adolescence, Roy et Jeffrey avaient eu tendance à la provocation en passant leurs soirées dans des endroits où leurs parents auraient détesté les savoir. Leroy accepta de bon cœur et ils échangèrent des souvenirs pendant les deux heures qui suivirent.
Ce n’est que plus tard, sur le chemin du motel, que Roy réalisa où il se trouvait et la raison de sa présence ; les événements avaient pris une tournure particulière depuis que l’avocat de la famille l’avait appelé quelques jours plus tôt pour lui annoncer la terrible nouvelle.
Bien sûr, il s’y était préparé toute sa vie, mais la perte d’un être cher n’est pas une chose à laquelle on peut être totalement prêt. Une larme perla au coin de ses yeux et il la laissa dévaler sa joue sans tressaillir.
Après quelques formalités d’enregistrement, le réceptionniste apathique lui tendit la clé flanquée du numéro treize. Sans se considérer comme superstitieux, Roy aurait tout de même préféré hériter d’un autre chiffre banal et sans signification particulière.
Il prit sur lui et quitta la réception sans demander son reste ; de retour au parking, il déverrouilla le coffre de la berline, glissa la clé dans la poche de sa veste et tira une valise de la voiture.
De chaque côté de l'accueil, le motel s’étalait sur une vingtaine de mètres. Des portes identiques s’alignaient de façon régulière sur la façade en bardeaux de bois blanchis. Le numéro treize lui sembla se trouver à l’autre bout du monde. Quand il parvint devant l’entrée de sa chambre, il regretta de ne pas avoir déplacé son véhicule plus près ; il n’y avait que deux voitures sur le parking, mais le silence ambiant laissait supposer que leurs propriétaires avaient déjà retrouvé les bras de Morphée.
L’intérieur de la chambre était à l’image du reste du motel : coincé quelque part entre les années soixante-dix et quatre-vingt. Trop exténué par le voyage et ce qui l’attendait dès le lendemain, Roy repoussa la porte derrière lui d’un coup d’épaule, déposa la valise sur une table en bois patiné par le temps et se laissa tomber sur le lit.
Peut-être devrait-il appeler Catherine ? Ou bien le décalage horaire lui jouait-il des tours et valait-il mieux attendre le matin ?
Il se maudit de se questionner autant puis se retourna sur le dos et retira ses chaussures en faisant jouer ses doigts de pied.
La literie aussi semblait avoir vécu, mais il se contenta de fermer les yeux et de céder à son besoin de dormir.
Lorsqu’il les rouvrit le lendemain matin, le soleil inondait la chambre d’une chaleur étouffante. Roy avait la bouche pâteuse et il lui sembla qu’il n’avait pas bougé dans son sommeil ; il reposait à même la couverture.
Il se redressa en poussant sur ses coudes puis se souvint de tout ce qu’il aurait à faire dans la journée. Rendez-vous était pris avec l’avocat pour quatorze heures alors d’ici là, il aurait le temps de faire ce qui lui incombait : retourner chez lui, là où tout avait commencé.
Machinalement, il porta son regard sur le téléphone qui avait glissé de sa poche pendant la nuit et se trouvait à présent face contre terre sur une moquette épaisse à la couleur douteuse.
D’un geste malhabile, il le récupéra et constata que plusieurs notifications lui étaient parvenues durant son sommeil. Parmi elles, il découvrit un message de sa femme. Kate n’était pas du genre à s’inquiéter outre mesure et lui laissait même toute liberté tant elle savait combien son époux en avait besoin.
Lorsqu’elle avait proposé de l’accompagner sur les terres de son enfance, Roy avait poliment refusé, lui expliquant qu’il ne s’agissait que de quelques formalités administratives sans intérêt et qu’il préférait la savoir disponible pour leurs enfants en cas de problème.
« J’espère que tu es arrivé sans encombre, tout va bien ici. Je t’aime. »
La simple lecture de ces mots avait gonflé son cœur d’une joie nouvelle, un véritable rayon de soleil dans des moments si sombres qu’il lui arrivait de ne pas entrevoir la sortie de l’orage.
Après s’être étiré, Roy fit jouer ses doigts pour en faire disparaître les douleurs articulaires ; il n’était pas particulièrement sujet à ces maux, mais il commençait malgré tout à ressentir les effets du temps sur son corps.
Un café. Voilà qui lui ferait le plus grand bien ! Malheureusement, il constata non sans amertume que la cafetière à disposition dans la chambre était hors service depuis longtemps.
Il déballa ses affaires avec soin, s’assura de pendre les trois chemises qu’il avait emportées dans l’armoire et récupéra son nécessaire de toilette avant de prendre la direction de la salle de bain contiguë.
L’eau chaude se fit désirer, mais il finit par se glisser sous le jet brulant. Malgré la température en hausse dans la chambre, il n’avait pas particulièrement chaud. Sans doute était-ce dû à la fatigue tout autant qu’aux circonstances de sa visite.
Après s’être habillé, il referma sa valise à clé et l’entreposa sur la commode en mélaminé faisant face à son lit. Un poste de télévision à tube cathodique complétait la collection de vieilleries de la chambre et il se dit que cet endroit n’avait jamais du changé depuis sa construction.
Il était à l’image de la ville : un lieu figé dans le passé.
« Bonjour », dit-il à l’attention de la réceptionniste.
La jeune femme semblait plus dynamique et agréable que son prédécesseur nocturne, aussi espérait-il pouvoir obtenir quelque chose.
« Vous êtes le client de la treize, n’est-ce pas ? Monsieur Dawkins ? »
Roy comprit qu’il n’avait pas affaire à une simple employée joviale et courtoise. Non, il avait affaire à quelqu’un de plus imprévisible et étrange : il le distinguait dans l’éclat particulier de son regard fixé sur lui.
« Je suis une vraie fan de vos livres !!! »
Et voilà, le ton était donné ; il sourit avec un mélange de gêne et de courtoisie qu’elle ne remarqua même pas.
« J’ai adoré retrouver Conrad Mayers dans le dernier Retour à Marble Falls ! s’enhardit-elle, excitée comme une enfant le matin de Noël. Pardon. Je manque à tous mes devoirs.
— Il n’y a pas de mal. »
Le dernier livre en question se trouvait justement sous la main de la jeune femme et ce n’était sans doute pas une coïncidence.
« Vous accepteriez de… » demanda-t-elle sans terminer sa phrase.
Elle lui indiqua se nommer Rose Johanson et sautillait d’un pied sur l’autre.
Après des remerciements en cascade et une accolade plus longue qu’il ne l’aurait souhaité, Roy obtint ce pour quoi il s’était déplacé : la cafetière défectueuse allait être changée dans la journée.
Il retourna à sa chambre pour ranger ses effets personnels et récupérer ses papiers ainsi que les clés de la voiture.
Sur le parking, il remarqua à nouveau la beauté de l’endroit : comme si sa mémoire avait soigneusement effacé toute trace de celle-ci. La ville s’étendait en un arc de cercle sur la berge du lac d’eau douce. La lumière du soleil donnait au plateau un côté chaleureux dont il ne s’était pas souvenu jusqu’à cet instant. Au loin, il entendait déjà les enfants babiller sur la plage de gravillons.
La lueur orangée de la matinée sonnait le départ d’une journée encore chaude pour la saison et après quelques instants de nostalgie, il se décida à monter en voiture afin d’aller prendre son petit déjeuner.
Il connaissait l’endroit idéal pour cela, si toutefois l’établissement n’avait pas mis la clé sous la porte depuis.
Le véhicule s’engagea sur la route longeant la plage et s’arrêta devant le vieux dîner ; le bâtiment de briques sombres n’avait pour ainsi dire pas changé. Peut-être lui paraissait-il un peu plus petit qu’autrefois, mais il demeurait identique à ses souvenirs.
Faisant face à l’étendue d’eau, le Butcher’s Old Diner était tout à fait typique de la région, un repère convivial à malbouffe, aux tartes sucrées et ailes de poulet surgelées.
Un tintement retentit lorsqu’il poussa la porte et il fut immédiatement saisi par le parfum caractéristique de l’endroit : un mélange de graisse trop cuite et de café froid. Le comptoir en demi-cercle était fermé par une rangée de hauts sièges en chrome et cuir ; une serveuse au regard noirci par un maquillage charbonneux lui adressa un sourire convenu.
« Bienvenue au Butcher’s », dit-elle mécaniquement.
L’endroit était lumineux, bien qu’un peu étouffé par son mobilier encombrant. Quelques clients avalaient un petit déjeuner en silence, accoudés au bar tandis qu’un couple d’un âge assez avancé occupait l’une des tables contre la vitrine à gauche de l’entrée. La serveuse portait un chemisier blanc et une jupe jaune sous son tablier aux couleurs du restaurant.
« Prenez place, j’arrive tout de suite », ajouta-t-elle avec chaleur.
Le passe-plat séparant la salle du lieu du crime était étroit, mais Roy devina qu’un cuisinier y sévissait au bruit tonitruant des gamelles qui s’entrechoquent.
Le visiteur s’installa à une table libre sur sa droite, préférant laisser son intimité au couple d’octogénaires ; il se glissa au milieu de la banquette en cuir noir et blanc. D’un geste ample, il attrapa la carte fichée dans son socle en plexiglas ; la montagne de pâtisseries lui donna l’eau à la bouche. La table aux bordures chromées était parfaitement propre et les sièges en très bon état teintaient l’endroit d’une vague de nostalgie.
Le souvenir de quelques déjeuners pris sur le pouce avec ses parents remonta comme un brusque rappel à la réalité.
« Vous avez choisi ? s’enquit la jeune femme qu’il n’avait pas entendue approcher.
— Un café et … une part de tarte aux pommes.
— Cannelle et crème fouettée ?
— Juste cannelle, s’il vous plaît. »
Elle lui sourit et s’en retourna au comptoir pour préparer la commande. En quelques minutes, elle revint chargée d’une assiette et d’une large tasse dont le contenu fumait encore ; il la remercia et, sans autre formalité elle approcha des clients qui semblaient être des habitués.
Le vieux jukebox à jetons trônait contre un mur entre les tables et diffusait en sourdine un tube des Old Gods of Asgard: Le poète et la muse. Les néons colorés clignotaient alternativement pour marquer le rythme de la musique ; entre chaque morceau, un bruit mécanique meublait le silence d’un déclic salvateur avant que les notes de guitare et la voix douce du chanteur n’emplissent de nouveau la salle.
Roy prit le temps de répondre à son épouse puis tira de la sacoche qu’il transportait l’ordinateur portable qui le suivait dans tous ses déplacements. Depuis l’obsolescence de la machine à écrire, il avait appris à rentabiliser chaque instant de libre. D’ailleurs, s’il avait été complètement honnête avec lui-même, il aurait cédé à son envie de se mettre à prendre quelques notes pour un projet.
Après avoir passé en revue sa messagerie professionnelle, répondu à quelques missives électroniques importantes et consulté les notifications urgentes reçues sur les réseaux sociaux, il jeta un coup d’œil à sa montre.
Il était l’heure pour lui de se rendre sur le lieu de sa naissance à la sortie de la ville, dans la maison qui l’avait vu grandir. Il paya sa note, avala la dernière gorgée de café et sortit affronter la chaleur du milieu de la matinée. La circulation était fluide, il croisa simplement quelques habitants intrigués par cette voiture immatriculée dans l’état voisin.
Après dix minutes, il aperçut au détour d’un virage la demeure familiale recouverte d’un bardage blanc ; la cime des conifères surplombant la propriété donnait à la charpente une allure irrégulière. La maison était telle que dans ses souvenirs : paisible, réconfortante et source de sentiments contradictoires. Ainsi perchée à flanc de colline, elle ressemblait à un petit manoir parfaitement entretenu. Si sa famille n’avait jamais été dans le besoin, elle n’était pas non plus l’une des plus riches de la ville lorsqu’il était enfant.
Son père avait été un shérif exemplaire et sa mère la plus formidable des épouses ; ils formaient pour ainsi dire l’image idyllique de la famille américaine. D’autres bribes de son passé refirent surface : leur mère les observant s'amuser depuis le perron, un châle sur ses maigres épaules ou encore leur père jouant avec eux pendant les longs après-midi du dimanche.
Andrew, son père, avait eu quant à lui une éducation catholique très stricte. Il avait conservé l’habitude de se rendre à l’église chaque dimanche malgré une foi érodée par les années. Tout s’était arrêté au décès de la grand-mère de Roy : Andrew ne s’y rendait plus guère pour quelques fêtes ou événements et Elizabeth n’avait jamais été particulièrement pratiquante.
Le rire de sa mère résonna dans sa mémoire, comme un écho du passé, et une ombre s’abattit sur ses traits tirés ternissant son regard.
Il regretta un instant d’avoir refusé la proposition de Kate de l’accompagner. Brusquement rattrapé par ses souvenirs, il ne se sentait plus la force de franchir le seuil de la maison de son enfance, de retrouver entre ces murs les reliques de toute une vie abandonnées par leurs propriétaires.
Il entendit au loin le grondement sourd du tonnerre approchant.
La région connaissait une météo très changeante, passant en quelques heures des chaudes journées d’été à d’interminables orages.
Roy inspira puis expira lentement pour se calmer. Il prit son courage à deux mains et gravit doucement les marches conduisant à la terrasse couverte.
La balancelle grinçait légèrement au doux mouvement initié par les courants d’air. Les feuilles séchées de l’érable avaient commencé à s’amonceler dans les recoins et entre les balustrades, annonçant l’inexorable fin de l’été.
L’émotion le submergea quand il déverrouilla la porte et la poussa pour entrer. Son retour était bien différent de celui qu’il aurait espéré, conscient que personne ne viendrait l’accueillir à bras ouverts ; cette fois, il serait seul dans le silence d’une maisonnée délaissée.
Rien ne semblait avoir bougé depuis son enfance. Les meubles avaient vieilli en même temps que la demeure familiale ; le plancher grinçait exactement au même endroit que dans ses souvenirs les plus lointains.
En face de lui, un escalier menait à l’étage, rendu plus sombre encore depuis que la couverture nuageuse s’était renforcée. À sa gauche, une arche ouvrait sur le petit salon à la décoration vieillotte.
L’âtre était noir de suie et il remarqua immédiatement les tasses du service à thé posées sur la table basse. Deux soucoupes se trouvaient là, disposées l’une à côté de l’autre et le sucrier laissé ouvert trahissait un départ précipité.
Les mots de l’avocat lui revinrent en mémoire insidieusement :
« Je suis navré de devoir vous l’apprendre ainsi Leroy, mais il s’agit de votre mère… »
Son sang n’avait fait qu’un tour à cet instant et l’homme de loi n’avait pas eu besoin de terminer son intervention pour qu’elle soit tout à fait compréhensible.
Mère n’était plus.
On frappa à la porte et Roy tressaillit, comme sorti d’un rêve ; son esprit mit quelques instants à revenir à la réalité et il comprit enfin que quelqu’un se trouvait sur le perron.
« Leroy, le salua dignement le vieil homme en costume du dimanche.
— Maître ? Je croyais que nous ne devions nous voir qu’en début d’après-midi.
— J’ai quelques affaires urgentes à régler à Seattle, et je ne pourrai malheureusement pas être de retour avant plusieurs jours. »
Roy l’invita à entrer et le petit homme franchit le seuil non sans difficulté ; il devait avoir près de soixante-dix ans, ses cheveux blancs encadraient un visage creusé et fatigué. Pourtant, il lui trouvait cet air sévère et un peu sec des notables qui ne supportaient pas les contrariétés.
Sans s’excuser ni se soucier des bonnes manières, Joseph Tildman s’en fût dans la salle à manger et déposa sur la large table la sacoche de cuir qui le suivait depuis toujours.
Pendant quelques instants, Roy songea à ce personnage qu’il avait construit de toutes pièces dans l’un de ses romans : un homme d’affaires qui ne voulait pas s’éteindre et avait trouvé le moyen de transcender la mort. Il chassa ses pensées du revers de la main et s’en fut à la suite de son visiteur.
Le vieil homme de loi tira une chaise, s’installa et fit comprendre à Roy qu’il devait également s’asseoir.
« Je ne pensais pas devoir vous rencontrer pour ces choses-là si rapidement, Leroy », annonça-t-il à regret.
La familiarité de l’avocat de la famille lui tapait sur les nerfs, mais il préféra garder le silence de manière à conclure au plus vite ce pour quoi il était venu de si loin.
« Enfin peu importe, poursuivit Joseph avec le même empressement. Je vais vous lire le testament de feu votre mère, comme elle l’avait indiqué dans ses volontés. Et puisque vous êtes le dernier de ses enfants… »
Insister sur ce point n’était pas une nécessité, mais il comprenait relativement bien le besoin, pour un homme de sa fonction, d’appliquer à la lettre les us et coutumes. Le souvenir lointain de son frère s’était étiolé avec le temps, aussi ne lui ne tint-il pas rigueur et le laissa-t-il poursuivre sa litanie. Son manque évident de manières le perturbait bien plus en comparaison.
La lecture fut pénible par sa longueur et la relative lenteur du vieil homme. Roy n’écoutait que d’une oreille le palabre incompréhensible et proverbial de Joseph Tildman.
« Mariés sous le régime de la communauté réduite aux acquêts… »
Il décrocha de nouveau. Qu’aurait pensé William s’il avait été présent aujourd’hui ? Aurait-il été un meilleur fils pour sa famille que lui-même ?
Bien sûr, Roy avait tenté de la convaincre de le suivre à New York après la naissance de ses propres enfants ; mais si elle n’avait jamais refusé directement, elle lui avait fait part de sa décision d’une façon assez subtile pour qu’il ne s’en vexât pas.
Elle était née sur ces terres, ses amis et sa famille avaient des racines terriblement profondes dans l’histoire de Dark Springs : la manufacture de grand-père Sanders, le poste de Shérif qu’on eût dit transmis de génération en génération aux Dawkins depuis toujours…
Toute leur histoire familiale se trouvait ici, et elle n’avait jamais été prête à la délaisser pour vivre si loin, dans une ville où tout lui était étranger. Lorsqu’elle venait leur rendre visite, Elizabeth savait dissimuler ses véritables sentiments et le malaise qui la tenaillait.
Il s’arracha à ses pensées douloureuses et se concentra de nouveau sur le monologue du vieil homme
« L’ensemble de notre patrimoine, de nos avoirs à la banque de Dark Springs, des comptes-titres enregistrés à la Seattle National Bank ainsi que l’ensemble des actes de propriété liés à l’héritage familial reviennent à mon seul et unique enfant : Leroy Edmund Dawkins. »
Il crut presque percevoir un soulagement dans le ton de Joseph lorsqu’il déposa devant Roy la feuille manuscrite qu’il devait parapher et signer afin de confirmer son acceptation du legs.
« Vous savez, Leroy, précisa-t-il comme pour mieux retenir son attention, vous devrez vous aussi faire enregistrer votre testament et je serai…
— Bien impoli de me le demander maintenant, trancha Roy avec un certain agacement. Sincèrement, Maître, ce n’est ni le lieu ni l’instant. »
Le visage du vieil homme se tourna vers lui dans un mouvement comique ; il sentit son regard plein de reproches glisser sur lui comme l’eau sur la pierre polie. Ses initiales alignées sur le papier, il apposa sa signature à la fin du document après en avoir relu les lignes du testament. Il parcourut la courbe des voyelles de l’écriture de sa mère puis releva le menton en direction de l’avocat.
Quand ils se furent salués avec courtoisie, Tildman prit congé, touché dans son orgueil. Son chauffeur lui ouvrit la portière de la berline noire garée derrière la voiture de Roy et s’en fut lentement par la route menant au centre-ville de Dark Springs.
Roy était soulagé d’être défait de ses obligations légales, il lui restait désormais le plus difficile de son voyage à accomplir. L’au revoir n’était pas quelque chose de simple à gérer. Tout avait été prévu : le cercueil, l’église et les quelques invitations des proches restés dans la région.
L’inhumation. Voilà ce qui était véritablement difficile. Au moins bénéficiait-il de quelques jours de sursis pour s’y préparer.
Le cœur lourd, il passa plusieurs heures à traverser la maison de part en part, mettant la main sur de vieux souvenirs ou se remémorant quelques anecdotes amusantes.
Bon sang ! Que Kate lui manquait. Il aurait eu besoin de son sourire, de sa compassion et de sa douceur. Il aurait eu besoin de sa voix si rassurante et de ses mots apaisants.
L’orage resta en retrait de la ville, s’éloignant simplement pour mieux se rapprocher ensuite et déverser des pluies diluviennes au beau milieu de l’après-midi. Vers quinze heures, alors qu’il n’avait rien avalé depuis son petit déjeuner au Butcher’s, Roy s’assoupit dans la banquette du salon, les albums de famille ouverts devant lui.
ℹ️ Fin de la partie 1 sur 3